Certains pensent que la crise migratoire est un pic désormais derrière nous. C’est ignorer la persistance du motif économique de ces migrations; c’est omettre le développement d’un gradient démographique entre les deux rives de la Méditerranée, entre une Europe à environ 600 Mh en 2050 face à une Afrique qui passera à 2,5 Mh. L’approche sécuritaire est aujourd’hui seule proposée, sans réfléchir au renouvellement d’une politique de développement encalminée.
Le 10 décembre prochain, une conférence de l’ONU se tiendra à Marrakech : il s’agira de signer le pacte mondial sur « les migrations sûres, ordonnées et régulières » (lien). Le thème même de la conférence fait déjà débat. D’un côté, certains nous assurent que le texte très général, pavé de bonnes intentions est sans aucune exigence concrète. D’autres le critiquent au contraire car il soutiendrait une politique pro-migratoire. Alors que la crise sociale en France tourne les esprits vers d’autres graves sujets, il est temps pour La Vigie, avec son œil stratégique, d’explorer cette question si sensible des migrations.
Un pic et puis s’en va ?
La question revêt en fait depuis trente ans une dimension politique évidente. Mais alors qu’à l’origine elle n’était utilisée que par certains partis politiques, elle a pris au cours de la décennie une acuité nouvelle. En effet, l’année 2015 a connu un pic d’immigration en Europe : ce qu’on a appelé la « crise migratoire » a débuté en 2014 (215.770 arrivées) pour exploser en 2015 (1.015.848 arrivées) avant de lentement décroitre (363.048 arrivées en 2016, 171.190 en 2017, 43.694 à la mi-2018) (article).
Y aurait-il un retour à la normale ? À voir, Cela n’est pas si simple. D’une part, la question migratoire a pris un nouveau tour, aussi bien en Europe qu’au sein des différents pays de départ. D’autre part, le poids démographique demeure et il faut rappeler que même en 2015, une grande partie des migrations ne venait pas de zones touchées par la guerre (Irak, Syrie ou Afghanistan), ce que nous notions à l’époque (LV 24) : « Ainsi, tout ne vient pas des guerres et des situations de conflit ». Et nous mentionnions des pays aux impasses politiques persistantes (Kosovo, Erythrée, Albanie) ou des zones connaissant des retards économiques continus (l’Afrique).
Autrement dit, alors que la crise ouverte en Syrie s’approche de son terme et qu’on observe un début de retour des (très nombreux) réfugiés, il faut distinguer les racines de la question migratoire : il ne s’agit pas seulement de réfugiés mais aussi de migrants économiques. Or, ce motif ne va pas de disparaître. Il convient ici de regarder la démographie qui agit sur le faisceau de méridiens réunissant l’Europe et l’Afrique.
Une démographie européenne en panne
Du côté européen, la démographie est sinistrée. Au 1er janvier 2018, l’UE à 28 (sans la Russie ni certains pays balkaniques ou scandinaves mais avec -encore – le Royaume-Uni) comptait 512 Mh. Si on ajoute la Russie et tous les autres pays européens non-UE, on atteint le chiffre de 738 Mh (en 2015). L’Europe comptait 20 % de la population mondiale de 1750 à 1960 ; depuis, sa part relative n’a cessé de baisser et elle ne compte plus que pour un dixième de la population mondiale. Le taux de fécondité moyen en Europe est de 1,6 enfants par femme (e/f) soit bien en dessous du seuil de renouvellement (2,1 e/f). Environ 10% de la population européenne est née à l’étranger (1/3 venant d’un autre pays de l’Union, 2/3 de pays extérieurs à l’Union). En 2015, le taux moyen de migration est de 3,7 ‰.
L’Europe fait donc face à un effondrement démographique. Le taux de fécondité en Espagne est tombé à 1,27 e/f, la population du Portugal pourrait passer de 10,5 Mh à 6,3 Mh d’ici 2060. Quant à l’Italie, au cœur d’une crise politique motivée en grande partie par les flux migratoires, le nombre de personnes de plus de 65 ans y serait multiplié par six d’ici 35 ans. L’Allemagne, à 82,8 Mh en 2017, a lancé une politique nataliste (1,25 e/f en 1995, 1,57 en 2017). Elle compterait entre 67 et 73 Mh en 2060, selon le volume du solde migratoire (100 ou 200.000 entrants par an).
La France fait encore figure d’exception avec 67,2 Mh en 2017. Elle conserve un taux d’accroissement naturel positif, même s’il a baissé de 4% à 2,8 % entre 2010 et 2015 (à lier peut-être à la réforme des prestations familiales), grâce à un taux de fécondité de 1,96 e/f. Elle gagne entre 250 et 300.000 h par an, en incluant le solde migratoire. En 2060, la France compterait donc 75,5 Mh, soit plus que l’Allemagne (pourtant réunifiée).
Une démographie africaine en expansion
L’Afrique compte en 2016 1,2 milliards d’habitants (1,2 Gh). Si elle ne comptait que pour 9 % de la population mondiale en 1950, elle atteint aujourd’hui 16,4%. Son taux de fécondité est de 4,7 e/f. Conséquence logique de cette transition démographique inachevée, l’Afrique pourrait compter 2,5 Gh en 2050. Ces chiffres portent évidemment d’énormes problèmes : hygiène, santé publique, éducation, emploi, logement, sans même parler de la pression sur la biosphère ou le double mouvement de littoralisation et d’urbanisation qui a déjà commencé… Surtout, on ne voit pas venir de dividende économique (comme celui qu’a connu la Chine) puisque les taux de fécondité restent très élevés. Cela freine évidemment le développement et la croissance du continent. S’installe de fait un gradient démographique qui n’ira que s’accentuant entre les deux continents : il passera de 2 pour 1 à 5 pour 1, en quelques décennies. Et l’une des hypothèses est celle de la Ruée vers l’Europe, titre d’un livre controversé de S. Smith.
L’Europe affectée se crispe
Sans même évoquer ces perspectives de long terme, l’Europe s’est déjà raidie. La crise de 2015 a accentué la tension d’une Europe préalablement affectée par de nombreux facteurs (crise grecque, Brexit, distanciation transatlantique, attaques djihadistes, question ukrainienne…).
Cela s’observe à de multiples niveaux, tout d’abord intérieurs. Rappelons qu’un des motifs du Brexit reste la question migratoire, qui s’est certes focalisée sur les ressortissants européens mais qui a révélé un problème migratoire bien plus large. En Allemagne, la décision d’A. Merkel d’ouvrir les frontières et d’accueillir un million de migrants a laissé la place à une profonde déstabilisation sociale (les incidents de Cologne) mais surtout politique (montée de l’AfD, affaiblissement de la GrosKo, Grande coalition si difficilement bâtie après les élections), comme nous l’avons montré (LV 103). L’Italie a longtemps été laissée en première ligne, ce qui a suscité une grande part du vote protestataire ayant conduit au pouvoir aussi bien la Ligue que le Mouvement 5 étoiles. Les péripéties de l’Aquarius cet été ont rendu visible l’exaspération italienne, à laquelle l’Europe en général mais particulièrement la France n’ont pas su apporter une réponse compréhensive : on imagine mal à Paris le ressentiment italien envers la France… Ailleurs, de nombreux pays se raidissent et dénoncent les politiques européennes tolérantes aux migrations. Il ne s’agit pas seulement du club de Visegrad (Hongrie, Pologne, Slovaquie, Tchéquie) mais aussi de l’Autriche. Est-ce un hasard si ces cinq pays, mais aussi la Bulgarie, la Croatie, l’Italie et la Slovénie refuseront de signer le pacte de Marrakech, redessinant une sorte de solidarité néo-austro-hongroise (article) ? Ainsi, les mécanismes de l’Union sont-ils en panne (Schengen, Frontex, accord de Dublin) et de nombreuses frontières européennes sont désormais sorties du système de Schengen. Les raidissements de chacun des pays entravent l’action collective européenne. Par conséquent, l’UE ne perçoit plus le problème que sous l’angle sécuritaire : il s’agit de bloquer l’arrivée de migrants, d’où qu’ils viennent, par (presque) tous les moyens (dont l’opération Sophia).
Murs : une approche sécuritaire
L’Europe n’est pas seulement bloquée en son sein mais aussi à l’extérieur. Face au Sud, elle considère la Méditerranée comme une douve de protection qu’elle ne cesse de creuser. L’UE s’est dotée d’un instrument financier, le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU). Officiellement, ses objectifs sont migratoires, sécuritaires et de développement mais force est de constater la divergence d’intérêt entre les deux rives : pour l’UE, obtenir une meilleure coopération des pays africains en matière de retour des migrants en situation irrégulière, de contrôle des frontières et de protection des réfugiés ; pour les Africains, développer les voies d’immigration légale vers l’UE, que ce soit pour la main-d’œuvre ou pour les réfugiés.
Des situations contrastées
Il faut également tenir compte des pays du Maghreb (LV 104) qui subissent directement la pression migratoire venant d’États à la gouvernance fragile (billet) et servent de parking ou de pare chocs. Ils doivent mener une politique à plusieurs volets. Vers le Nord, afin d’augmenter les visas des ressortissants nationaux et coopérer sur la maîtrise des migrations irrégulières (cf. Maroc/Espagne). Vers le Sud, pour installer avec des États fragiles, pas toujours contigus, des accords de maîtrise des migrations, mais aussi de formation, d’échange ou de développement économique. En latéral, pour organiser une coopération de maîtrise des frontières (ici le déficit d’UMA coûte cher). À l’intérieur enfin, afin de maîtriser les irréguliers mais aussi d’accueillir et de fixer une partie des populations migrantes.
Et la France ?
Sa politique est bien ambiguë. Elle continue de tenir ses frontières tout en persévérant à tenir un discours d’ouverture, de moins en moins audible cependant. Surtout, sa politique d’aide au développement ne convainc pas, que ce soit ses versants économiques ou ses choix politiques. Cela fait en effet des décennies que des mécanismes sont mis en œuvre, toujours fondés sur de beaux principes. Mais force est de constater que les résultats ne sont pas au bout du compte. Tout n’est pas de sa faute ou de celle de l’UE. Mais est-il raisonnable de se concentrer ainsi sur les seuls aspects sécuritaires et les opérations militaires ?
Si le pic migratoire de 2015 est derrière nous, la marée humaine qui se profile nécessite un vrai changement d’approche. Débattons-en !
JDOK
Lien vers « Parallèle franco-russe« , autre article de LV 106.